Transition managériale : comment passer du paradigme VUCA au modèle BANI ?
L’acronyme VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity), hérité de la guerre froide et adopté par les milieux économiques dans les années 90, a longtemps servi de grille de lecture aux dirigeants du monde. Il traduisait un environnement instable mais encore prévisible.
Or, depuis la pandémie, la crise écologique et les bouleversements géopolitiques récents, une autre matrice émerge : le monde BANI. Fragile, anxiogène, non-linéaire et incompréhensible (Brittle, Anxious, Nonlinear, Incomprehensible), il impose un véritable tournant dans la manière d’appréhender le changement dans un monde en “permacrise” pourtant annoncé par le rapport au Club de Rome publié en 1972 et mis à jour en 1992, 2004 et enfin 2012.
Du chaos maîtrisé à l’incertitude permanente
Alors que le monde VUCA supposait des leviers d’adaptation relativement connus (agilité, résilience, anticipation), le cadre BANI nous confronte à des systèmes plus instables, où les signaux faibles ne suffisent pas à éclairer l’avenir.
Le contexte devient :
- Fragile : les systèmes peuvent s’effondrer brutalement (chaînes d’approvisionnement, réseaux sociaux, effondrements climatiques),
- Anxieux : l’individu est sur-sollicité et perd ses repères face à une surcharge d’informations (instabilité politique chronique, partenaire américain imprévisible, une guerre sur le continent européen, décisions paralysées),
- Non-linéaire : les effets ne sont plus proportionnels aux causes dues aux courbes exponentielles inhérentes à tout système moderne (Ex : canal de Panama bloqué, incendies hors de contrôle, alternance inondation / sécheresse),
- Incompréhensible : L’illusion de la connaissance et la limite cognitive humaine sont le résultat de la complexité et de l’interdépendance des systèmes qui rendent difficile la compréhension des causes et des effets que nous cherchons à analyser (blocage de l’innovation, difficulté de planification stratégique).
Dans ce contexte, les entreprises sont appelées à réinventer leur rapport au temps, à la décision et à la compétence.
Quelles compétences pour piloter les transitions ?
Face à ces nouveaux paradigmes, l’OCDE recommande dans son dispositif 4C (Critical thinking, Creativity, Communication, Collaboration) de développer un socle de compétences transversales, indispensables pour naviguer en contexte BANI.
La pensée critique pour décoder l’ambiguïté, démêler le vrai du faux, prendre du recul. Selon une étude de McKinsey, cette compétence figure parmi les trois plus recherchées à horizon 2030 dans les entreprises. La créativité pour imaginer des solutions inédites, sobres, hybrides ou inspirées de modèles vivants (biomimétisme, low-tech, robustesse). La communication pour faire passer les messages malgré un contexte de saturation cognitive et maintenir un dialogue fluide avec les parties prenantes. Enfin la collaboration pour coconstruire des réponses collectives, cultiver le consentement, croiser les expertises et intégrer la diversité des points de vue grâce à toutes les parties intéressées de l’entreprise.
À ces 4C, on peut ajouter enfin la capacité d’apprendre à apprendre, essentielle dans un monde où les savoirs évoluent constamment.
Quels MAUVAIS outils pour manager en mode BANI ?
Dans un univers BANI, l’outil ne doit pas être uniquement technologique. La démocratisation du digital et de l’Intelligence Artificielle a effectivement engendré un allègement cognitif, où les gens délèguent leur mémoire, leur sens critique et leurs capacités de résolution de problèmes à la technologie (Johan Nosta, 2025).
Ce phénomène n’est pas inédit : les moteurs de recherche ont déjà transformé la manière dont les individus mémorisent l’information, une tendance identifiée comme “effet Google” (Gong et Yang, 2024). L’importance grandissante de l’Intelligence Artificielle dans le processus de réflexion et d’analyse dépasse encore ces précédents impacts, donnant la possibilité aux utilisateurs d’éviter l’examen nécessaire à la résolution classique de problèmes et réduisant fortement le développement des 4C.
Le déploiement débridé de l’Intelligence Artificielle va durement mais sûrement phagocyter nos capacités cognitives futures. En effet l’Intelligence Artificielle ne crée rien de véritablement nouveau. Sans cadre, elle se contente actuellement de réorganiser des connaissances et des contenus existants, soulevant ainsi des inquiétudes sur la perte de profondeur et la superficialité du langage.
Quels BONS outils pour manager en mode BANI ?
À l’opposé de l’IA, l’Intelligence Authentique repose sur des valeurs humaines fondamentales : la transparence, l’empathie et l’intégrité. Cette approche privilégie les interactions réelles et les échanges humains sincères, refusant de déléguer les décisions entrepreneuriales à des algorithmes. Comme le souligne l’auteure Janet Louise Stephenson “L’authenticité implique d’oser montrer sa vulnérabilité et d’assumer ses valeurs”, cela même au risque d’aller à contre-courant des tendances technologiques.
Les outils adaptés doivent donc avant tout être culturels et relationnels. Comme l’approche systémique pour relier les causes, détecter les interconnexions et penser les effets à moyen terme. L’intelligence émotionnelle pour apaiser l’anxiété individuelle et collective, un bon leader BANI est un manager coach en capacité de réguler les interactions entre parties prenantes. Le design fiction ou design prospectif est également un élément clef pour explorer les futurs possibles et créer des récits mobilisateurs. Et enfin le dialogue apprenant au sein des équipes qui permet d’instaurer des espaces de réflexion et de décision partagées, ainsi que de retour d’expérience (ex. : rétrospectives, sociocratie).
Repenser les organisations
Ce changement de paradigme impose aussi une révision des modèles d’organisation : plus horizontaux, plus agiles, plus orientés vers l’expérimentation. L’entreprise devient un espace de résilience autant que de production.
Elle a un rôle politique au sens que l’entreprise est devenue un élément clef des « affaires de la cité ». Elle joue un rôle dans la robustesse de nos territoires (L’Entreprise robuste – Olivier HAMANT 2025), l’anticipation des crises, mais aussi dans la gestion des enjeux de la transition écologique et sociale.
Passer de VUCA à BANI, ce n’est pas seulement changer de vocabulaire : c’est changer de posture. Cela implique de cultiver une vision plus sensible, plus humaine, plus systémique de la complexité. C’est, en somme, apprendre à avancer sans carte, mais avec une boussole : celle du sens, du collectif et de la responsabilité.